Mon père éditait un guide administratif qu’il imprimait à
Montreuil. Il revenait de ces expéditions banlieusardes avec ses bons-à-tirer
et des ouvrages offerts par l’imprimeur. Peut-être l’imprimeur était-il
fier de ces livres? Ou alors des exemplaires lui étaient restés ?
Peut-être mon père s’était-il arrêté, intrigué, feuilletant un livre, puis un
autre, interrompant la négociation en cours sur le prix du guide à publier ?
Un jour il revint avec la collection complète des livres de
photographie Marval. Sans doute avaient-ils fait affaire. Mon père s’était
plaint d’avoir dû traverser Montreuil à pied. Il était chargé.
Il y a quelques années ma mère a à son tour pris les Marval sous
le bras pour les porter chez moi. Elle pensait que j’en aurai plus l’usage qu’eux
et me recommandait de les garder à portée de main.
Il y a dans ces cadeaux tardifs un goût de testament. Ou
peut-être d'adolescence. Voir d'enfance.
J’avais oublié ces livres. Je ne savais même pas qu'ils
existaient encore. Je les ai déposés dans un coin de bibliothèque, secteur photographie.
Et je n'y ai plus pensé.
Ce soir-là je voulais travailler et je n'y arrivais pas.
Dessiner sans faire de tâches, assembler sans erreur, écrire en légèreté. Rien
ne venait. Je voulais être efficace. Sans résultat.
Je m’ennuyais beaucoup enfant et je lisais des livres. Je
regardais les images se déposer naturellement, négligemment, au fond de moi, comment
tombent les feuilles au pied des arbres.
J’ai laissé mon regard traîner sur les rayonnages de la
bibliothèque. J’ai pris Une-Nue de
Jean Rault au hasard et je l’ai ouvert.
Le regard de la femme aux longs cheveux bruns était resté
intact, vingt ans plus tard, il traversait les épaisseurs du temps et venait
m’attraper une fois encore au creux du ventre, là où gêne et fascination se
mêlent. Avais-je le droit de la regarder ainsi ? Elle me fixait avec la
même intensité que le jour où je l’avais découverte pour la première fois. Nue,
debout devant son canapé fleuri. Ses doigts tiraient toujours sur l’une de ses
mèches. Elle n’avait pas changé. De même que l’émotion initiale. Le souvenir
était comme encapsulé dans l’image. Je n'avais rien oublié. Ni les regards, ni
les coiffures, ni les peluches éparpillées sur le couvre-lit. Si je retournais
le livre, les femmes étaient « Une », c'est-à-dire habillées, je
pouvais respirer tranquillement, je n’avais pas enfreint de règles, je ne
faisais rien de mal. Tout me revient, les détails, les gestes, la texture des
cheveux, et la gêne. Surtout la gêne face à cette femme qui se livre sans rien
donner pour autant. Fermée sur son mystère. Et pourtant Nue. Et Une.
Je feuillete les autres livres. Même les photos qui ne me
plaisaient pas à l’époque, les photos de reflets dans des flaques, les tout petits
paysages noir et blanc, les joueurs de jazz, je m'en souviens encore. J'ai tout
enregistré, quelque part, très loin.
J’ouvre Kurna de
Reverdot avec inquiétude. Le village a-t-il disparu ? Il était déjà
tellement plein de poussière la première fois. Mais oui, le panier d’osier est
toujours pendu à une branche. Et le village perdu dans la grisaille du désert.
Pareillement.
Si j’avais cru oublier les premiers, j’ai souvent cherché ce
qu’était devenu Pascal Kern sans jamais rien trouver que le site d’un
photographe vaguement érotique. Aujourd'hui, quand je déplie un livre que j'ai
moi-même créé, je sais bien que c’est aux triptyques de Kern que je dois sa
construction.
Et quand je fais des images, les yeux de Plossu et de Class traversent
leur cadre avant moi.
Toutes ces images sont miennes, elles font partie de ma
mémoire. Il a suffit de rouvrir les livres pour qu’elles émergent à nouveau. Puissantes.
Et évanescentes à la fois.
J’étais enfant et je pensais : Un jour peut-être je
publierai chez eux, j’apporterai mes photographies et elles trouveront place
ici. Adulte je passais devant les locaux des éditions Marval pour rejoindre la
librairie du Moniteur. Entre-temps j’étais devenue architecte. Je traînais
négligemment devant la vitrine. Rêvant ce jour où je passerai la porte mes
propres photos à la main. Encore aurait-il fallu photographier. J’avais arrêté.
Puis la maison d’édition a fermé.
Les années ont passé.
Mon père m’a donné son appareil moyen-format.
Ma mère la collection
des Marval.
J’ai recommencé à photographier. Les éditions Marval ont
repris leur activité.
Je vais prendre mon portfolio sous le bras.
Et j’irai sonner chez eux.
Enfin.
Ce texte a été conçu à la demande de François Chanussot pour le site Les expériences photographiques
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