dimanche 18 novembre 2018

Ton regard me maintient debout

Ce n’est pas la meilleure série de photographies, ce n’est ni la plus aboutie, ni la plus originale, ni la mieux composée, mais c’est celle qui vous accompagne, qui vous fait dire lorsque vous rencontrez un autre témoin de cette exposition :
Tu te souviens les autoportraits ? La jeune fille ?
- Oui, je me souviens.
Ce jour-là, elle présentait des polaroids liftés sur des feuilles cartonnées. Il avait fallu dépiauter la photographie, la plonger dans l’eau tiède, la laisser mollir et très doucement, à l’aide d’un petit pinceau, repousser l’émulsion. Puis l’étendre à coups légers, sur le nouveau support. Enfin laisser sécher. Si vous déchirez la gélatine, c’est fichu. A moins que vous ne souhaitiez une image brisée. Si l’eau a été souillée, l’image risque d’en porter les  traces. Le lift de polaroid est une opération unique et sans retour en arrière.
Elle livrait des autoportraits, les plus rapprochés possibles. Il fallait deux prises pour faire un seul visage, un pour chaque côté. Une couture sinusoïdale semblait les lier.
Ses yeux vous disaient :
- Regarde, j’allais tomber, j’étais au bord de l’effondrement, et pourtant me voilà, en face de toi et je ne cille pas. A me regarder, tu me maintiens debout, alors regarde ! Je ne suis pas tombée et je ne tomberai plus. Je suis encore là, je te le dis, je te le montre, je suis debout et je n’ai pas brûlé, je suis juste un  peu plissée.
 Le spectateur repart. Il emporte contre lui le précieux don qui vient de lui être fait par cette jeune fille s’exposant dans sa plus grande vulnérabilité, et qui par ce don est devenue intouchable.



Sur la série d'Ambre Simard, réalisée dans le cadre de l'atelier intensif de photographie de l'école d'architecture de Malaquais

vendredi 17 novembre 2017

Les yeux de la nuit



Sur La nuit tranquille de François Chanussot










Nous partions sans nous être concertés à la tombée de la nuit. Nous étions vifs et à l’affut. Elle me portait dans ses bras, elle me tenait par la main, elle me disait de faire attention aux branches, aux feuilles qui glissent, aux racines qui sortent, aux trous que l’on ne voit pas et dans lesquels on tombe. Ou elle ne me disait rien. Alors nous restions silencieux. J’espérais qu’elle me fasse confiance. Qu’elle cesse d’avoir peur pour moi. Qu’elle soit enfin rassurée.

Je sais bien que jamais elle ne sera rassurée, que toujours elle attendra, inquiète, mon retour de l’école, mon appel du dimanche, ma venue à Noel. Je n’ai jamais vraiment voulu que cette inquiétude cesse. Elle nous lie. Elle s’apaise le soir, quand nous partons ensemble chercher des peurs bien plus grandes que nous, tellement grandes qu’elles finissent par disparaître. Dans la forêt, nous n’avons plus peur, ni de nous-mêmes, ni des autres. Nous cheminons sans mots dire, concentrés sur les apparitions.

Une bête surgit. Elle nous regarde. Nous la regardons. Un temps plus ou moins long, mais qui ne peut être qu’une éternité. Puis la bête repart. Jamais il n’est question de l’approcher, de l’apprivoiser, de la toucher, de l’embrasser. Nous restons immobiles, interdits. Je dis nous parce qu’enfin nous sommes nous. J’ai longtemps été il ou lui, elle était elle, nous nous adressions peu l’un à l’autre. Nous vivions au même endroit, des vies parallèles. Nous étions occupés, moi à grandir, elle à nous faire grandir.
Nous avançons sans nous regarder, côte à côte, parce qu’il faut bien avancer, sinon quoi d’autre ? La nuit dissout les émotions trop fortes, les intentions non dites, les gestes qui n’ont pas eu lieu. Elle rend la communion possible. Elle abolit la distance que l’éducation fabrique pour nous préserver de ce qui pourrait déborder et nous engloutir.

Je cherche du regard des yeux qui apparaîtront. Certains jours, ils ne viennent pas. Nous les attendons. Pensons les deviner. Je guette un mouvement, un froissement d’herbe, une branche cassée, des empreintes de pattes, des crottes, une odeur animale. Un hululement nous prévient de l’arrivée de notre rendez-vous. Et puis non, personne.

Parfois, c’est moi. Je ne suis pas là. Absorbé ailleurs, perdu dans mes pensées. Je ne vois rien. Je n’ai jamais rien vu. J’ai tout imaginé. Je ne verrai plus. Rien. Jamais. Des mois passent, un hiver, deux peut-être, puis ça reprend, ça ne peut cesser.
Elle seule sait que nous ne rentrerons pas bredouilles, qu’il ne suffit pas de se cacher les yeux de ses deux mains ouvertes pour plonger dans l’obscurité la plus totale, car toujours les enfants que nous sommes écartent les doigts et finissent par voir.

Mon départ de la maison n’a rien changé à notre rituel. Les jours où nous dînons tôt, je sais que nous partirons ensemble, au crépuscule, chercher les yeux de la nuit. Nous avons rendez-vous. Personne n’a été prévenu et pourtant, tout le monde est là : Les yeux, elle et moi.
Elle ne me touchait que pour me protéger des dangers. Elle ne le fait plus depuis que je suis adulte : J’ai appris à me préserver de toute agression qui pourrait porter atteinte à mon intégrité. Du moins, c’est ce qui se dit. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai. Mais une chose est certaine, nous ne nous touchons pas.

Pourtant un jour j’ai passé mon bras sous le sien. Ses pas étaient tellement hésitants qu’à mon tour, j’ai eu peur de la voir trébucher. Je me suis souvenu, les feuilles qui glissent, les racines et les trous. Elle trébucherait bientôt, je ne pouvais l’ignorer. Je n’ai jamais su faire semblant, mentir. Je me contente de me mettre en retrait. Pour ne pas avoir à tricher. Elle est pareille. Je suis son fils.

Enfant j’aimais jouer dans les feuilles mortes et les aiguilles de pin que je soulevais par brassées. Je revenais à la maison couvert de mousse jusque dans les cheveux. A présent ma mère semblait marcher sur un tapis d’aiguilles de verre. Les épines se brisaient sous ses pas pour mieux entrer dans ses jambes, s’enfoncer sous sa peau, dans ses muscles, dans ses os. Elles nichaient à même la chair, prêtes à resurgir au moindre faux-mouvement.

Bientôt ma mère évitera de bouger pour ne pas prendre le risque de réveiller une aiguille assoupie. Seuls les animaux de la nuit justifieront qu’elle reprenne le mouvement.

Je sonne à la porte.
J’attends.
Longtemps.
Elle ouvre. 
Nous partons.

lundi 5 juin 2017

La collection Marval



Mon père éditait un guide administratif qu’il imprimait à Montreuil. Il revenait de ces expéditions banlieusardes avec ses bons-à-tirer et des ouvrages offerts par l’imprimeur. Peut-être l’imprimeur était-il fier de ces livres? Ou alors des exemplaires lui étaient restés ? Peut-être mon père s’était-il arrêté, intrigué, feuilletant un livre, puis un autre, interrompant la négociation en cours sur le prix du guide à publier ?
Un jour il revint avec la collection complète des livres de photographie Marval. Sans doute avaient-ils fait affaire. Mon père s’était plaint d’avoir dû traverser Montreuil à pied. Il était chargé.

Il y a quelques années ma mère a à son tour pris les Marval sous le bras pour les porter chez moi. Elle pensait que j’en aurai plus l’usage qu’eux et me recommandait de les garder à portée de main.
Il y a dans ces cadeaux tardifs un goût de testament. Ou peut-être d'adolescence. Voir d'enfance.
J’avais oublié ces livres. Je ne savais même pas qu'ils existaient encore. Je les ai déposés dans un coin de bibliothèque, secteur photographie. Et je n'y ai plus pensé.

Ce soir-là je voulais travailler et je n'y arrivais pas. Dessiner sans faire de tâches, assembler sans erreur, écrire en légèreté. Rien ne venait. Je voulais être efficace. Sans résultat.
Je m’ennuyais beaucoup enfant et je lisais des livres. Je regardais les images se déposer naturellement, négligemment, au fond de moi, comment tombent les feuilles au pied des arbres.
J’ai laissé mon regard traîner sur les rayonnages de la bibliothèque. J’ai pris Une-Nue de Jean Rault au hasard et je l’ai ouvert.
Le regard de la femme aux longs cheveux bruns était resté intact, vingt ans plus tard, il traversait les épaisseurs du temps et venait m’attraper une fois encore au creux du ventre, là où gêne et fascination se mêlent. Avais-je le droit de la regarder ainsi ? Elle me fixait avec la même intensité que le jour où je l’avais découverte pour la première fois. Nue, debout devant son canapé fleuri. Ses doigts tiraient toujours sur l’une de ses mèches. Elle n’avait pas changé. De même que l’émotion initiale. Le souvenir était comme encapsulé dans l’image. Je n'avais rien oublié. Ni les regards, ni les coiffures, ni les peluches éparpillées sur le couvre-lit. Si je retournais le livre, les femmes étaient « Une », c'est-à-dire habillées, je pouvais respirer tranquillement, je n’avais pas enfreint de règles, je ne faisais rien de mal. Tout me revient, les détails, les gestes, la texture des cheveux, et la gêne. Surtout la gêne face à cette femme qui se livre sans rien donner pour autant. Fermée sur son mystère. Et pourtant Nue. Et Une.

Je feuillete les autres livres. Même les photos qui ne me plaisaient pas à l’époque, les photos de reflets dans des flaques, les tout petits paysages noir et blanc, les joueurs de jazz, je m'en souviens encore. J'ai tout enregistré, quelque part, très loin.
J’ouvre Kurna de Reverdot avec inquiétude. Le village a-t-il disparu ? Il était déjà tellement plein de poussière la première fois. Mais oui, le panier d’osier est toujours pendu à une branche. Et le village perdu dans la grisaille du désert. Pareillement.
Si j’avais cru oublier les premiers, j’ai souvent cherché ce qu’était devenu Pascal Kern sans jamais rien trouver que le site d’un photographe vaguement érotique. Aujourd'hui, quand je déplie un livre que j'ai moi-même créé, je sais bien que c’est aux triptyques de Kern que je dois sa construction.
Et quand je fais des images, les yeux de Plossu et de Class traversent leur cadre avant moi.
Toutes ces images sont miennes, elles font partie de ma mémoire. Il a suffit de rouvrir les livres pour qu’elles émergent à nouveau. Puissantes. Et évanescentes à la fois.

J’étais enfant et je pensais : Un jour peut-être je publierai chez eux, j’apporterai mes photographies et elles trouveront place ici. Adulte je passais devant les locaux des éditions Marval pour rejoindre la librairie du Moniteur. Entre-temps j’étais devenue architecte. Je traînais négligemment devant la vitrine. Rêvant ce jour où je passerai la porte mes propres photos à la main. Encore aurait-il fallu photographier. J’avais arrêté. Puis la maison d’édition a fermé.
Les années ont passé.
Mon père m’a donné son appareil moyen-format.
Ma  mère la collection des Marval.
J’ai recommencé à photographier. Les éditions Marval ont repris leur activité.
Je vais prendre mon portfolio sous le bras.
Et j’irai sonner chez eux.

Enfin.

Ce texte a été conçu à la demande de François Chanussot pour le site Les expériences photographiques

jeudi 6 avril 2017

Sur Mon neveu Jeanne de Patrick Bard







Nous étions à Chalon-sur-Saône et F. me proposait de m’offrir un livre. Je n’avais pas le temps de la découverte, de l’éblouissement inattendu et fortuit. Le musée Nicéphore Niepce s’apprêtait à fermer pour la pause de midi.
J’en avais entendu parler et j’anticipais que Mon neveu Jeanne ne tarderait pas à me fasciner.
Roman d’intuition et de liberté, d’initiation aussi, roman du passage à l’âge d’homme ou de femme, c’est selon, alternativement.
Nous regardons Jean-Pierre. Il habite son corps avec les codes qui lui ont été inculqués, il est chauffeur routier, il danse aux bals des bords de Marne, il parle fort, il vise un revolver à la main, il rit, il se marie.
Son oncle choisit de le photographier, lui, plutôt qu’un autre. Pourquoi ? Par intuition dit-il. Il sait qu’il va se passer quelque chose, que le destin de Jean-Pierre est singulier et va rencontrer le sien.
Page 92 se trouve une photographie de famille sur laquelle je peine à distinguer le photographe du photographié. Même incertitude du corps et de la pause. Même cheveux bouclés, même douceur.
Au fil des pages et des années l’identité du neveu Jeanne se dessine. Une identité mouvante comme l’est celle de ceux qui cherchent. Jean-Pierre, Jeanne, Jean-Pierre Jeanne enfin. Un jeune rebelle, une grande femme gauche qui en enlace joyeusement une autre, une femme à la finesse ensevelie sous les hormones, une belle femme, de nouveau un homme. Les seins viennent et s’installent, les poils s’effacent puis réapparaissent, le sexe seul demeure. 
Jeanne rencontre Manue. Elles deviennent copines. Un jour Jeanne raconte à Manue qu’elle est le père de ses enfants. Manue rit : - Oui, comme nous toutes, père et mère tout ensemble !
Elles tombent amoureuses. Manue aime tout de Jeanne, la femme et l’homme.
Jeanne désire Manue d’un désir d’homme, elle devient Jean-Pierre Jeanne, appelle sa société de transports Jeanne, continue le périple, son amour ailé tatoué sur le dos. Jean-Pierre Jeanne aura embrassé une identité masculine, puis féminine, et contre l’avis des médecins, à nouveau masculine.
Tendre découverte que cette énergie qui demeure et circule de pages en pages, de portraits en portraits, au fil des années.


Qu’importe le corps pourvu qu’on ait l’ivresse.



Mon neveu Jeanne, Patrick Bard, éditions Loco, 2015

dimanche 5 mars 2017

lundi 12 décembre 2016

Les belles rencontres 2. De l'avidité de nos yeux

à Caroline Bénichou
http://lesyeuxavides.blogspot.fr/


Bernard Faucon / Galerie VU'



J’ai découvert votre blog lors d’une recherche sur le nom de Bernard Faucon. J’ai lu quelques phrases et j’ai été éblouie. Ces phrases étaient déjà chez moi, dans la pénombre, enfouies sous des plis et des replis et tout d’un coup Lumière. Elles apparaissaient noires et fines sur la blancheur de l’écran.Dois-je vous avouer que je n’ai pas pu lire vos autres textes ? Je ne voulais pas les voir, je ne voulais pas que quelqu’un extraie pour moi toutes ces pépites enfouies, je les évitais si bien jusqu’à présent.  J’avais peur de ce que je pourrais découvrir. La beauté, la pureté, la sensualité. J’avais très peur. Une sorte d’effroi blanc qui couvre instantanément toutes choses trop justes, trop moi peut-être ?Je vous ai demandé comme amie. J’ai mis longtemps à le faire. Et si vous disiez non ? Vous avez mis longtemps à accepter. Très.J’espérais que des images choisies par vous apparaissent sur mon fil. Par inadvertance. Qu’il m’arrive quelque chose sans que je n’aie rien à faire. Que je me fasse surprendre. Mais l’algorithme de facebook me refusait ce cadeau.Vous étiez lectrice aux Rencontres d’Arles. Je me suis dit Accorde-toi ce plaisir, offre-toi une rencontre qui ne serve à rien. Une vraie rencontre.
Bien sûr vous êtes la seule à m’avoir demandé pourquoi je venais vous voir, pourquoi je vous avais choisie parmi les dizaines de lecteurs. Il fallait bien que je réponde Pour le plaisir de vous rencontrer.
Évidemment je ne me souviens de rien de ce que vous m’avez dit. Pas même de la citation que vous m’avez répétée plusieurs fois à propos de mon travail. Je me souviens seulement de votre dernière phrase. Je crois qu’il faut qu’on se revoie.et depuis :


PS : Facebook m'ayant refusé ce cadeau spontané, j'ai demandé à Caroline Bénichou de choisir elle-même la photo qui illustrerait cet article


mardi 8 novembre 2016

Les belles rencontres



Arles, juillet 2016.



Nous étions à la Bourse du travail, il y avait des photos et des livres partout. Denis Dailleux passerait bientôt signer son dernier livre. On pensait revenir pour l'occasion. J’avais apporté des boîtes de toutes tailles et de toutes couleurs, soigneusement gansées de tissu, avec des photos dedans. J’ai montré des livres en calque, en velin d’arches, d’autres qui se déplient et se déploient en tous sens. (J’avais un grand sac que je trimballais avec moi dans les rues arlésiennes.) Didier Ben Loulou est venu saluer Arnaud Bizalion. Un éditeur qui exposait au stand d’à côté faisait de petits sauts derrière nous pour essayer de voir depuis derrière nos épaules. Moi, j’essayais stoïquement de ne rien laisser glisser : toutes les tables étaient déjà couvertes de livres et j’avais pris mes jambes comme support. 
L’éditeur restait bienveillant et imperturbable.
J’allais repartir. J’étais contente de notre discussion. C’était agréable et intéressant. Un bon moment, comme on en passe parfois à Arles. J’ai commencé à remballer.
Il y a eu un silence. Il a regardé devant lui et il a dit : J’éditerai bien l’un de vos livres, mais il n’est pas ici. J’ai essayé de réfléchir très vite pour trouver le livre qui manquait.
- Je ne me rappelle plus son nom. Un petit livre.
- Ah oui. Celui qui n’ose pas se montrer et se cache timidement ? (il était au fond de mon sac, planqué entre deux projets plus larges d’épaule, je ne l’avais pas sorti)
- C’est ça. Je l’ai vu sur la table de présentation du festival de La fontaine Obscure, seul au milieu des autres. Fragile et vulnérable. Je me suis approché intrigué. Je l’ai ouvert et je ne l’ai pas lâché.
- Je voulais un livre pauvre…
- Il pourrait l’être moins…
- C’est très intime comme livre.
- Oui, c’est vrai et c’est ce qui m’a touché.
- Je crois que si on est au plus juste de notre vérité, tous peuvent se l’approprier.
- C’est ce qui s’est passé. J’y étais.
- C’est donc vous qui l’avez acheté ? J’en ai vendu un.
- Non, ce n’est pas moi, mais je pourrais le publier.


Et depuis...
http://www.arnaudbizalion.fr/fr/photographie/52-ce-qu-on-appelle-aimer-9782369801.html